La saga du poisson !

Un métier, une passion !
1924 Irène, ma mère est vendeuse dans un magasin d'alimentation à Lancey. Edmond, mon père travaille dans une fonderie au Versoud. Ils tombent amoureux et se marient à Villard Bonnot ; leur union donne naissance à mon frère Jean. Peu de temps après, l'épicerie où travaille Irène ouvre un autre pas de porte au 7 avenue Aristide Briand à Fontaine " la solidarité " ; la famille Léonidas décide de s'y installer.  C'est un quartier sympathique, avec des tas de petits commerces : le boucher M.Gauthier, la cave à vin de M.Turel, un maréchal-ferrant avec sa forge, le bistrot de M.Ruti, le vitrier de M.Corozola et le charcutier M.Goy qui embaume le quartier avec ses fabrications culinaires. Les nouveaux Fontainois se plaisent bien dans ce coin. Mais mon père a de sérieux problèmes de santé, il ne peut plus travailler à la fonderie. Ils décident de créer leur propre affaire, au 1 avenue Aristide Briand, dans un immeuble neuf, bien installé dans une belle épicerie.

1925 La famille s'agrandit avec mon arrivée dans la maisonnée, mes parents me nomment Louise ; plus tard ce sera la naissance de ma jeune sœur Jeannette en 1932. Ma mère s'occupe du magasin, de ses enfants, le travail ne manque pas. Edmond veut élargir sa clientèle : il décide de transformer sa voiture (une Renault de l'époque) en épicerie roulante.  Il veut faire la " chine " c'est-à-dire la vente à domicile : il va mettre en place des tournées dans tout le Vercors : le magasin fonctionne bien. Je revois, les dimanches, mon père vêtu d'une blouse blanche et d'un calot blanc sur la tête. Toujours impeccable, il reçoit sa clientèle endimanchée. " Qu'est ce que j'vous mets ma petite dame avec ça ? " ça rigole, ça discute, l'ambiance y est chaleureuse…

Avec mon frère et ma sœur, nous allons à l'école à Grenoble ; nous faisons le parcours quatre fois par jour, à pied bien sûr et par n'importe quel temps ! De retour le soir on aide nos parents à conditionner la marchandise reçue en vrac ; en petit paquet de 100g, on fait griller le café pour le vendre le lendemain. Quelle odeur magnifique… Notre vie est ici, avec les enfants du quartier, notre activité préférée est le patin à roulettes. J'ai la chance d'avoir des activités extra scolaires : je joue du violon au conservatoire, je fais parti des Amis de la nature et de la montagne. Mes parents travaillent beaucoup mais on s'amuse bien… Les mois, les années passent. Mais la guerre arrive… Au magasin, le rationnement : les tickets alimentaires. La ville est coupée du monde par des labyrinthes en fil barbelé, le commerce devient difficile, les restrictions sur les marchandises, les gens s'inscrivent pour avoir des tickets pour acheter du beurre, du sucre, etc... il y a des rations, par exemple : pour les enfants 500g de sucre, 250g pour les adultes et tout ça par mois. 

1945 Mon père décide de céder son commerce à mon frère Jean. Et lui devient chauffeur de taxi, il s'achète une Citroën Berline neuve et le voilà au volant du taxi n° 5. Moi après mes études en comptabilité, je travaille à la poissonnerie Delphin comme apprentie. Mais je veux voler de mes propres ailes. Je veux un magasin à moi. Je n'ai que 20 ans ; la majorité est à 21 ans : mon père fait son possible pour que mon rêve se réalise. Il m'achète un fond de commerce au 41 avenue Aristide Briand et régularise ma situation en m'émancipant. Mon ami peintre Monsieur Scaringella rénove le magasin en me disant…  " Ne t'en fais pas, tu me paieras plus tard ! " Les fournisseurs me remplissent la boutique et c'est comme ça que mon aventure a commencé.

1946 Je tombe amoureuse de Jean Moroni. D'ailleurs, à l'occasion de notre mariage, il y a toujours la distribution de tickets. J'ai donc droit à du tissu pour la cérémonie. Mais hélas, il ne reste que de l'étoffe foncée. Je me suis mariée avec une robe marron, agrémentée de dentelle blanche pour lui donner un air de mariage. C'est le 6 Janvier 1947 que notre union a été célébrée ainsi que celle de mon frère et de sa femme, nous avions la même robe (et oui ! Marron avec un peu de dentelle blanche). 

Ma vie dans mon magasin est très prenante, mais nous sommes installés juste au-dessus de la boutique afin d'être là tôt le matin et tard le soir. Le quartier reprend de la vie, les usines viennent s'installer dans les alentours, Colignon, Permali, etc… A Grenoble juste à la descente du pont : Bouchayer, Raymond boutons, etc... Les gens se déplacent à pied ou à vélo. A l'heure du casse-croûte, les hommes viennent acheter de quoi manger ensuite la clientèle vient se ravitailler pour midi. Dans la journée, le magasin ne désemplit pas. Tout près de nous, il y a des tas d'épiceries comme la nôtre, mais le plus incroyable c'est qu'il y a du travail pour tout le monde ! A mon tour, je deviens mère ; j'ai trois filles qui font le bonheur de mon mari. Les journées sont longues et bien remplies : la mise en place des rayons, les clients matinaux, les ménagères. C'est drôle, je sais d'avance ce qui va se vendre, la clientèle est très fidèle, les achats sont réguliers ; je connais toutes les habitudes alimentaires de mes clients. Ce travail est dur mais j'aime ce métier. Il y a les comptes, le ménage, les achats, mes filles, la maison. J'emploie donc une personne pour le magasin, une femme de ménage, une nounou pour mes enfants. Les jours fériés, les Noëls, le magasin est plein à craquer. A l'intérieur se trouvent toutes les volailles, les chevreaux, les dindes, des paniers remplis d'œufs frais, des caissettes de tommes que nous allons chercher chez les paysans locaux. Les rayons débordent d'épicerie. A l'extérieur, l'étal poissonnerie, le poisson à la coupe sur une plaque en inox, les moules, les huîtres ; tout ça le vendredi et les jours de fêtes saintes, le poisson c'est sacré ! Et le comble du comble, le soir tout est vendu ! Oui tout ! ! !  Le vrai commerce c'est ça ? Pour moi oui, c'est formidable de travailler dans ces conditions. 

1968 Mon pauvre mari est emporté par la maladie. C'est là que ma fille cadette, Michelle, âgée alors de 18 ans et qui vient de finir ses études de secrétaire prend la décision de me seconder au magasin. Pendant plusieurs années, je fais du poisson uniquement le vendredi. J'aime travailler le poisson, les clients en mangent même dans la semaine. Il y a de la demande… Je vends des lapins, des poulets, du fromage, des produits de bonne qualité.  

1970 Michelle se marie et me fait de beaux petits-enfants et elle continue à travailler avec moi. Le téléphone, la balance, le modernisme arrive, mon étal de poisson s'agrandit, on reçoit des énormes morceaux de glace que l'on casse et qui nous servent pour la conservation. Je continue à vendre de la volaille, des œufs, du fromage et bien sûr un peu d'épicerie. 

1972 Je veux évoluer dans mon métier. Avec l'accord de ma fille je fais transformer ma vitrine, c'est-à-dire une ouverture complète des portes. Je diminue mon rayon épicerie, j'installe une magnifique banque réfrigérée et c'est à ce moment là que mon épicerie devient une poissonnerie. En effet, les grandes surfaces commencent à pousser comme des champignons. Dans la région, les gens ont tous un véhicule, la clientèle fait le gros des courses dans les grandes surfaces et garde pour nous le poisson frais, la volaille, les œufs ultra-frais et se dépanne en produits alimentaires. Pour les fêtes, les clients réservent à l'avance leurs huîtres, leurs gibiers, leurs poissons frais ; l'ambiance est festive, les dimanches sont importants dans notre chiffre d'affaire. Nous avons toute la famille qui nous aide à servir, de plus, nous embauchons du personnel. Quelle belle période pour un commerçant ! 

1986 L'âge de la retraite sonne et j'ai la bonne surprise de voir ma Michelle reprendre mon affaire, elle veut bien reprendre le flambeau, pour elle c'est évident, elle a toujours vécu ici dans ce quartier, c'est sa vie, son métier.  Son métier, elle le connaît bien, la clientèle aussi. A leur tour, ses enfants viennent l'aider et moi-même, j'aime bien venir discuter avec mes anciens clients qui ont vieilli eux aussi. Ma vieille caisse a fait place à une enregistreuse ; ma balance, avec les poids en laiton qui datent du temps de mon père, a fait place à une électronique et notre poisson est livré dans des camions réfrigérés ! Que de progrès ! Mais le progrès n'amène pas que des bonnes choses. Les grandes surfaces deviennent de plus en plus grandes, de plus en plus nombreuses et la clientèle change ses habitudes. Les clients qui connaissent le magasin restent fidèles. Mais l'arrivée du tram modifie l'attitude des nouveaux clients, le stationnement devient difficile ; ma fille est comme moi, elle aime son métier et aime évoluer… 

1993 L'arrivée de mon petit-fils Frédéric ; il décide à son tour de regagner notre cercle familial. Alors là, ma joie est immense lorsque mon petit-fils prend cette décision. Pour élargir la clientèle, il faut aller vers elle... Michelle propose de faire les marchés : elle investit dans un magnifique camion réfrigéré, agencé en poissonnerie et mon petit-fils fait la tournée des marchés importants de la région. Au magasin, la prise de commande se fait avec un téléphone fax, une machine à glace est installée dans l'arrière-boutique, la carte bancaire remplace mon cahier de crédit de l'époque. Comme les choses changent avec le temps ! Même le quartier n'a plus d'âme !  A Fontaine, je suis heureuse d'avoir baigné dans le commerce. Je pense que j'ai transmis ma passion à ma fille ainsi qu'à mon petit fils, c'est pour moi la plus belle des réussites.  Mais le quartier et ses commerces n'ont plus le même impact auprès des nouveaux clients, les usines disparaissent les unes après les autres. Michelle mobilise ses amis commerçants pour dynamiser cette avenue, crée un rayon crustacé, confectionne et compose sur commande des plateaux de fruits de mer, ce qui relance la machine et une nouvelle clientèle se forme.  

1994 La foire d'automne bat son plein. Ma fille joue la carte de la diversification et installe durant plusieurs années sur le mail Marcel Cachin, une espèce de guinguette où l'on peut déguster des moules frites. Toute la famille vêtue d'un polo rayé et d'un béret rouge sert les Fontainois à la bonne franquette ! Quelle ambiance sympathique !  

2000 Notre famille a su traverser les époques, le progrès, nous avons partager notre passion du commerce avec des Fontainois. Frédéric n'a pas la même façon de travailler. Il donne des conseils, propose des recettes, offre des services : il est plutôt artisan poissonnier ! Moi je suis fière de notre métier et fière de notre ville ; elle nous a permis de vivre dignement et agréablement.

2003 Notre bateau familial rempli de produits de la mer va voguer vers d'autres horizons. Car pour nous, le passé est à Fontaine, notre avenir est ailleurs. En effet à partir du mois de mai, notre boutique sera fermée à jamais, car nous allons écrire le futur à Meylan pour d'autres souvenirs avec mon petit-fils qui va, je l'espère, marquer de sa présence une autre ville. Je souhaite à mon Fred, notre graine de commerçant, de germer pendant plusieurs dizaines d'années comme nous l'avons fait mon père, ma fille et moi même. Louise Moroni Propos recueillis par Maryline Païs Tiré Mémoires N°11


41 avenue Aristide Briand à Fontaine - Photo de Trasso - 1954
Stand "Moules Frites" tenu par Michelle Moroni.
41 avenue Aristide Briand à Fontaine - Photo de Trasso - 1954
Poissonnerie Moroni
41 rue des Aiguinards
38240 Meylan
04 76 90 00 00
e-mail :
  poissonnerie.moroni@gmail.com